Il y a celui qui est arrivé en premier dans ma vie. Je devais avoir 7 ou 8 ans. Avec ma mamie (mon arrière grand-mère ) nous étions allées le chercher au bureau de tabac-papeterie-maison de la presse de mon village. C'était le plus beau des carnets. Il était tout petit et à l'effigie de Sarah Kay, l'héroïne de toutes les petites filles à la fin des années soixante-dix. Et comble du luxe, il avait la tranche dorée. Je l'ai gardé longtemps, vierge de mon écriture, trop peur de l'abîmer. Et puis j'y ai fait écrire quelques copines à la fin du primaire avant de le remiser avec mes affaires qui faisaient vraiment trop bébé. Il existe maintenant dans mes souvenirs émus, objet de nostalgie douce, mémoire de ma relation rare avec Julienne, mon aïeule.
Il y a celui qui a reçu le plus d'écritures différentes. Témoin de mon adolescence et de mes nombreuses rencontres au fil des colos, des stages , des activités et du lycée. Lorsque je devais quitter des personnes, que notre aventure ensemble se terminait, je leur demandais un petit mot, un dessin, un témoignage de ce moment passé ensemble. C'est souvent très court et inintéressant du style : « je ne sais pas quoi t'écrire mais je t'aime bien ». Mais parfois il y a des petites pépites qui viennent réveiller un moment précis de ma vie, presque quarante ans plus tard. Celui-là a survécu par miracle à mes nombreux tris et déménagements.
Il y a celui que j'ai perdu. Je m'en veux de ne pas avoir pris plus soin de lui et je suis triste de ne plus l'avoir. C'était un cadeau de ma grand-mère Madeleine. Un carnet A6 à la couverture noire et aux pages blanches, empli de photos de l'enfance de mon père puis de mon enfance. Les photos je peux les retrouver. Par contre les nombreuses anecdotes écrites par la main de ma grand-mère sont perdues à jamais.
Il y a celui qui se tient bien droit entouré de ses huit camarades sur l'étagère du bureau, le dixième ouvert sur ma table. Bullet journal de son état, Leuchtturm 1977 pointillé à couverture rigide noire de naissance , il contient des petites bribes de ma vie, de mon organisation d'une période entre 2015 et aujourd'hui. Parfois très décoré, parfois spartiate, il est toutefois toujours resté sobre et en noir et blanc. Dix carnets sur une étagère ça commence à prendre de la place. Mais m'en séparer est pour l'instant inenvisageable. Mettre les premières années dans un carton peut-être. Et dans dix ans, rouvrir le carton et se reprendre une petite bouffée de nostalgie et remarquer que tiens, j'avais offert une écharpe à maman en 2018 !
Il y a celui offert par une amie, une laborantine, une de mes filles ou même ma sœur. Artisanal ou cousu à la machine, décoré ou sobre, petit ou grand, tout mince ou bien dodu, lui aussi est exposé sur l'une de mes étagères du salon. Il attend son tour sagement. Il le sait, un jour, il sera la taille parfaite, le lignage idéal, le grammage adéquat et il viendra se faire recouvrir d'encre, de papiers, de colle, de scotch. Profite de ta tranquillité petit carnet, ne sois pas jaloux de ceux qui ont déjà séduits mon cœur !
Il y a celui que j'ai fabriqué moi-même. J'ai choisi précieusement ses papiers. Puis sa couverture. J'ai coupé, collé, déchiré parfois. J'ai agrafé ou bien cousu. Il a la taille parfaite pour le projet auquel je le destine. Lui aussi fait parti d'une famille plus que nombreuses. En y regardant bien, je crois que j'aime encore plus fabriquer les carnets que les remplir. C'est dire !
Il y a celui qui a été déchiqueté et dont il ne reste que la couverture cartonnée, parce qu'elle peut servir à fabriquer un cousin. Pourtant il contenait des milliers de mots. Écris serrés. Trois pages par jour. Le plus souvent deux. En suivant les indications de Julia Cameron. On écrit tout ce qui passe par la tête, on s'en fiche que ce ne soit pas intéressant, répétitif, geignard, et vraiment sans aucun style. Parce que voyez-vous, parfois, ça fait du bien d'avoir ainsi un carnet pour servir de poubelle à notre cerveau. Mais les poubelle vous, vous les gardez ? Non ! Aux éboueurs les pages du matin !
Il y a celui que j'ouvre tous les jours pour y déposer les petites aventures du quotidien, les photos de mes proches, mes expérimentations de collage, d'aquarelle, de dessin, de calligraphie... il est déjà si ventru que j'ai bien peur qu'il explose en plein vol, mais c'est ainsi que je l'aime !
Et il y en a tant d'autres encore, sur mes étagères et au fond de mon cœur, ceux dont j'ignore encore l’existence et ceux, nombreux, tombés dans les oubliettes de ma mémoire. Ils sont mon plaisir quotidien, ils participent à mon équilibre et m'apportent des petites doses de joie. Ils sont à la fois futiles et essentiels, petite folie douce à savourer sans modération !